Pratiques Libératrices
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Remerciements
Le présent document est le résultat d’un processus de recherche effectuée en 2021 sur une période de trois mois, et qui comprenait une enquête indépendante ainsi que des entretiens avec des Africaines, des Afrodescendantes et des Noires qui ont directement fait l’expérience de systèmes économiques libérateurs au sein de leurs communautés ou qui ont entrepris de réfléchir sur ce sujet. Il s’agit notamment, par ordre alphabétique, de Ana Santos (Brésil), Cacilda da Silva Marinho (Brésil), Elsa Ramatoko (Madagascar), Fatimah Kelleher (Royaume-Uni et Nigeria), Laudessandro Marinho (Brésil), Mazibuku Jara (Afrique du Sud), Stacey Sutton (États-Unis) et Viviane Marinho Luiz (Brésil). Je voudrais remercier chacune d’entre elles pour leur disponibilité à partager de façon généreuse leurs connaissances ainsi que pour le temps qu’elles ont consacré à ce projet. Mes remerciements vont tout particulièrement à Sofia Garzó Valencia (Colombie) et Nonhlanhla Makuyana (Royaume-Uni/Zimbabwe) pour leur contribution significative à ce travail à travers des recherches approfondies et des réflexions concertées sur les pratiques économiques libératrices des communautés afro-colombiennes, noires britanniques et zimbabwéennes. Je voudrais également remercier Zahra Dalilah (responsable des partenariats avec la diaspora africaine) et Luam Kidane (ancien directeur des programmes mondiaux) de Thousand Currents qui m’ont sollicitée pour la rédaction de ce document ainsi que pour leurs commentaires et contributions pointilleux et constructifs. La production de ce document n’aurait pas été possible sans les efforts délibérés de bienveillance qu’elles ont fournis pour s’assurer que les expériences de recherche et de rédaction soient constructives. Ce document est donc le résultat d’une réflexion et d’un travail collectifs.
Introduction
Chez les Tumaco, dans la région du Pacifique Sud de la Colombie, l’accouchement est considéré comme une occasion extrêmement importante de responsabilité collective. Pendant 40 jours après la naissance d’un enfant, les voisins s’organisent pour s’occuper des travaux ménagers, notamment la cuisine, le nettoyage et les soins aux personnes âgées ou aux malades afin de permettre aux nouvelles mamans de soigner leur corps et de retrouver toute l’énergie dont elles ont besoin pour s’occuper de leurs nouveau-nés. Cette pratique connue sous le nom de turno de dieta, a été un élément essentiel d’un système de reproduction social autonome afro-colombien qui, depuis le 18ème siècle au moins, permettait aux femmes colombiennes d’avoir de la dignité et de recevoir les soins nécessaires en dépit de leur marginalisation sociale et économique historique. [ 1 ]
Dans la diaspora africaine et sur le continent africain, d’autres pratiques jouent un rôle tout aussi important pendant le décès. En Afrique du Sud et au Zimbabwe, il est courant que les femmes forment des sociétés funéraires, qui sont des systèmes de contribution auxquels leurs familles peuvent avoir recours en cas de décès d’un être cher. Les sociétés funéraires, ancrées dans la résistance des populations africaines indigènes contre l’appauvrissement dans le contexte du colonialisme et de l’apartheid, et aujourd’hui, dans celui du capitalisme néolibéral et de l’échec de l’État, demeurent un système essentiel qui garantit aux populations africaines. Une transition vers une mort digne, notamment grâce à l’observation de rites funéraires traditionnels appropriés. [ 2 ]
Démontrant des valeurs telles que la réciprocité, la confiance, l’attention, la coopération, l’autonomie, le bien-être collectif et l’écologie, les associations turno de dieta et les sociétés funéraires sont la preuve de l’existence et de la persistance de différentes méthodes de production, de transaction et de distribution de la richesse sociale autres que le recours à l’exploitation de la main d’œuvre et de l’environnement non humain en vue de la maximisation du profit. Si l’on entend par « économie » une série de relations, d’institutions et de pratiques orientées vers la préservation des moyens de subsistance, les associations turno de dieta et les sociétés funéraires témoignent donc du fait que, dans le monde entier, des communautés africaines, afrodescendantes et noires ont été des architectes et des gardiens d’économies collectives, régénératrices, émancipatrices et axées sur le bien-être, qui ont survécu parallèlement aux relations sociales capitalistes et malgré leur hégémonie.
Le présent document révèle un certain nombre de ces pratiques, en mettant en exergue les modes de vie, de création et l’identification à l’économie qui sont enracinés dans les efforts collectifs des peuples africains, afrodescendants et noirs pour réparer les injustices historiques, reconquérir la dignité et l’autonomie, et réaliser l’autodétermination. Tout en établissant une continuité entre le passé et le présent, le document identifie les pratiques qui se manifestent à la fois comme des vestiges de systèmes économiques et de modes de vie et de création ancestraux et qui ne se réfèrent pas ou ne sont pas liés aux cadres du capitalisme, ainsi que les moyens imaginatifs par lesquels les communautés africaines, afrodescendantes et noires ont résisté et contourné le capitalisme dans l’espace et dans le temps.
On se référera dans ce document à ces pratiques comme des pratiques économiques africaines libératrices. [ 3 ] Les exemples sont présentés en deux groupes. Le dossier examine d’abord les pratiques qui se produisent dans les écosystèmes émancipateurs des pratiques, des institutions et des relations interconnectées ou ancrées dans une idéologie politique explicite visant à affirmer l’autonomie et l’autodétermination des peuples africains, afrodescendants et noirs. [ 4 ] La deuxième section souligne des pratiques qui existent en dehors de tout projet ou toute idéologie de libération africaine explicitement énoncés.
Le document démontre comment, au sein de ces groupes, chaque pratique se manifeste dans les différents lieux géographiques, les questions contextuelles qui sont à l’origine de son émergence, les systèmes de valeurs dans lesquels elle est ancrée ainsi que les manières dont elle contribue aux mythes et aux réalités de la libération économique africaine. Des études de cas ont été réalisées en Afrique du Sud, en Angola, au Brésil, en Colombie, en Éthiopie, aux États-Unis d’Amérique, au Royaume-Uni et au Zimbabwe, ainsi que dans sept pays d’Afrique de l’Ouest, notamment le Burkina Faso, la Gambie, le Ghana, la Guinée Conakry, la Guinée-Bissau, le Mali et le Sénégal. [ 5 ]
La liste des pratiques présentées dans ce document n’est pas exhaustive et ne prétend pas être la représentation de la longue et riche histoire des peuples africains qui ont forgé des économies susceptibles d’assurer l’épanouissement de notre santé corporelle et mentale ainsi que la revalorisation de la terre. Ce document doit être considéré comme un exercice d’enquête réalisée dans l’intention de mettre en valeur la richesse des structures économiques africaines et leur immense valeur en tant que modèles de vie qui vont plus loin que le capitalisme.
Par ailleurs, cette recherche vise à combattre la sous-documentation des structures économiques africaines, afrodescendantes et noires dans l’arsenal des économies alternatives. À cet égard ce document réitère l’appel lancé par Caroline Hossein pour que les structures de l’économie sociale et solidaire apprécient véritablement les réalités vécues des Noirs et considèrent les théories radicales de la libération des Noirs comme une composante indispensable à leurs théories et praxis anticapitalistes. [ 6 ]
Reformulation De La Praxis Économique Libératrice Africaine
L’emploi du terme « libératrice », plutôt que le terme « alternatives » utilisé de façon conventionnelle, pour désigner les pratiques économiques africaines présentées dans ce document repose sur deux considérations théoriques fondamentales. Premièrement, il s’agit d’un effort visant à décentrer le capitalisme qui sert de point de référence dans la définition de toutes les autres formes d’économie, et octroyer des lettres de noblesse aux conceptualisations émancipatrices de « l’économie ». Deuxièmement, cette démarche vise à reformuler la libération africaine comme étant un processus continu fondé sur des politiques de transformation radicales panafricaines et féministes. Cette section examine ces points en présentant la notion de pratique économique libératrice africaine qui définit le cadre théorique du document.
Au-delà de l’anticapitalisme
Dans leur important travail sur la théorie des économies alternatives, les géographes économiques féministes Katherine Gibson et Julie Graham définissent l’économie comme un site de différence «peuplé de diverses institutions et pratiques capitalistes et non-capitalistes». [ 9 ] En prenant en compte les multiples façons dont les gens effectuent les transactions, négocient la valeur, organisent et rémunèrent le travail, et les façons dont ils produisent, s’approprient et distribuent les gains issus de la productivité, J.K. Gibson-Graham offre un cadre utile pour briser l’hégémonie des définitions capitalistes de l’économie, en présentant «d’autres formes d’économie comme des projets viables plutôt que des fantasmes idéalistes». [ 8 ]
En se servant du cadre de diverses économies, l’économie peut être redéfinie comme une production historico-discursive comprenant divers processus et interrelations par lesquels les êtres humains créent des moyens de subsistance. [ 10 ] En conséquence, les pratiques économiques peuvent être perçues comme différentes formes permettant aux êtres humains d’entrer en relation les uns avec les autres et avec l’environnement dans les processus de création de moyens de subsistance. Les pratiques économiques ne se limitent donc pas au « domaine du calcul individualisé, monétisé et rationnel ». [ 10 ] Elles sont plutôt liées à une sociabilité économique complexe, c’est-à-dire à des processus interdépendants, conflictuels et co-constituants de l’organisation des relations sociales autour de l’approvisionnement collectif. La manière dont ce collectif est défini est essentielle pour distinguer les pratiques économiques capitalistes des pratiques économiques libératrices ou émancipatrices.
Instauration de communautés émancipatrices volontaires
En tant que système fondé sur l’épanouissement individuel, le capitalisme est intrinsèquement hostile aux formes émancipatrices d’existence collective. Au mieux, les définitions capitalistes alternatives des biens communs reconnaissent la possibilité de communautés d’individus intéressés, partageant souvent une identité privilégiée et réunis par un désir commun de maximiser leur accumulation en limitant l’accès aux autres groupes. [ 11 ] Définie d’une manière aussi exclusive qui ne remet pas en cause la subordination des êtres humains et de la nature au «motif du profit», une telle communauté n’est pas en mesure d’offrir une voie vers des modes économiques émancipateurs.
En revanche, les pratiques économiques libératrices reposent sur une compréhension radicale de la communauté en tant que formation sociale forgée par des liens de confiance, de solidarité, de réciprocité et d’attention. La libération implique essentiellement une subversion de ce que Walter Rodney a décrit comme « la forme la plus perverse de l’individualisme capitaliste aliéné, dépourvu de toute forme de solidarité sociale ou de sens de responsabilité sociale ». [ 12 ]
Ces liens de coopération émancipatrice n’émergent pas dans le vide. Ils résultent plutôt de rencontres fructueuses politiquement motivées, de moments où des individus et des communautés se mettent ensemble pour résoudre des problèmes matériels collectifs. C’est en se rassemblant et en échangeant continuellement autour de défis collectifs que les relations de confiance se forment et s’approfondissent. Par conséquent, à un niveau fondamental, comme le note l’économiste noire et militante afro-colombienne Sofia Garzón Valencia dans ses réflexions sur les systèmes reproductifs libérateurs des Afro-Colombiens pour ce dossier, les rencontres sont les moyens par lesquels le bien-être passe de l’individu à la communauté ; par conséquent maintenir les rencontres collectives contribuent également à soutenir la communauté.
En tant que principe fondamental de l’imagination et de la pratique anticapitalistes, la communauté présuppose que la libération est par nature un projet collectif ancré dans la reconnaissance de l’indissociabilité du bien-être individuel du bien-être communautaire et d’une relation équilibrée avec l’environnement. Ainsi, dans le domaine de la politique libératrice, la communauté ne se limite pas à une communauté essentielle formée autour d’une ethnicité, d’un espace géographique ou d’une identité nationale/régionale partagée. Elle est créée de manière dynamique et délibérée par la mise en œuvre de processus démocratiques et collectifs de prise en charge des biens communs : besoins communs, dangers communs et possibilités communes de recréer le monde autour de visions collectives d’une société véritablement humaine. [ 13 ]
Dans son étude exhaustive de l’histoire des coopératives afro-américaines, l’économiste politique noire Jessica Gordon Nembhard démontre que la création de « communautés volontaires » par des pratiques de solidarité et d’action collective a joué un rôle historique essentiel dans la résistance des Noirs à l’oppression, à la violence raciale, à la discrimination et à la pauvreté aux États-Unis d’Amérique. [ 14 ] À travers l’histoire, les peuples africains, afrodescendants et noirs, dans divers lieux géographiques, ont volontairement cultivé diverses formes de communautés émancipatrices pour contester les processus de colonisation, le capitalisme et leurs structures de pouvoir oppressives auxiliaires. Par ailleurs, Frantz Fanon était un visionnaire lorsqu’il défendait l’idée selon laquelle « la libération de l’Afrique était conditionnée à l’unité et à la solidarité véritable ». [ 15 ]
Centrage d’un panafricanisme transformateur et d’une politique féministe
Dans le cadre des pratiques économiques libératrices africaines, le décentrage du capitalisme n’équivaut en aucun cas au rejet de son importance dans le déploiement des efforts de libération des peuples africains. Le panafricanisme a émergé comme une idéologie politique anti-impérialiste et a évolué à travers des visions contestées de la libération africaine : souveraineté nationale, égalité raciale, nationalisme territorial. [ 16 ] Dans ce sens, l’idéologie panafricaniste doit être retravaillée, redéfinie et réappliquée afin de définir le cadre de la libération africaine dans le monde d’aujourd’hui où la souveraineté des États-nations africains et l’inclusion des Noirs dans les cadres libéraux de citoyenneté coexistent avec la marginalisation et l’exploitation continues des institutions et des nations noires. Pour expliquer les écueils du projet postcolonial, il est impératif de reconnaître le projet de libération panafricain comme une tâche inachevée. Le professeur Issa Shivji appelle à un recadrage du panafricanisme en tant qu’une « idéologie d’émancipation sociale… inextricablement intégrée aux luttes des travailleurs [africains] ». [ 17 ]
Tout en mettant l’accent sur la classe et la lutte des classes, ce réexamen du panafricanisme reste fidèle à sa politique anti-impérialiste originale. Elle exige également une rupture épistémique critique avec la négligence ou la subordination des luttes féministes dans les cadres historiques du panafricanisme, car les femmes africaines constituent le plus grand contingent des classes ouvrières sur le continent et dans la diaspora.
Ainsi, la notion de pratiques économiques libératrices africaines employée dans ce document repose sur une idéologie politique transformatrice panafricaine et féministe qui considère la libération africaine comme un processus continu, reliant les luttes passées et contemporaines des peuples africains, afrodescendants et noirs contre l’oppression et l’exploitation capitalistes, coloniales, racistes et hétéro-patriarcales. De ce point de vue, les pratiques économiques libératrices africaines présentent deux caractéristiques fondamentales. Premièrement, elles bouleversent l’exploitation et l’assujettissement historiques des peuples africains et, deuxièmement, elles sont fondées sur des relations, des organisations et des espaces sociaux et économiques démocratiques, inclusifs et régénérateurs qui garantissent la dignité et l’autonomie des peuples africains, en particulier des personnes qui ont été historiquement marginalisées en raison de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur origine ethnique et d’autres indicateurs de différence sociale. Qu’ils soient explicitement énoncés ou simplement implicites, ces deux principes sont les caractéristiques centrales des pratiques économiques étudiées dans ce document.
Exécution Des Idéologies Politiques Libératrices Africaines
Il est impossible de faire progresser la libération de l’Afrique sans la transformation des structures et des relations politiques qui fragilisent l’autonomie des peuples africains, afrodescendants et noirs. Dans ce groupe, cette recherche souligne les pratiques intégrées dans des projets et idéologies plus vastes de libération africaine. Ainsi, la transformation des relations de pouvoir hégémoniques en réalités démocratiques, égalitaires et collectives dans toutes les sphères de la vie, y compris l’économie, est un principe fondamental des idéologies libératrices qui sous-tendent les pratiques présentées dans cette section.
Rendre hommage à la terre
La définition de la terre comme propriété privée est la pierre angulaire des relations sociales capitalistes. Considérée exclusivement comme un moyen de production, et donc comme une ressource qui peut être accumulée, exploitée, échangée à volonté, la terre est considérée comme quelque chose qui a un prix fondamentalement en raison de son importance matérielle dans le processus de création de la plus-value capitaliste, dépourvue de toute signification sociale, culturelle et spirituelle pertinente. L’histoire du développement capitaliste mondial inégal et cumulé atteste que les processus de marchandisation des terres sont intrinsèquement liés aux processus de conquête coloniale et de déplacement, d’expropriation et de sous-développement capitaliste de l’Afrique et des populations noires dans le monde. [ 18 ] Ce n’est pas un hasard si la rupture forcée des liens matériels avec la terre et l’affaiblissement des formes indigènes de propriété foncière ont toujours été des aspects essentiels des processus d’asservissement et de (néo) colonisation des peuples africains.
La préservation, la reconstitution et la redéfinition de formes réciproques de relations matérielles et spirituelles avec la terre et l’environnement naturel constituent un élément essentiel de la praxis libératrice de nombreuses communautés africaines, afrodescendantes et noires.
Sur le continent, le mouvement « Nous sommes la solution » (NSS) en est un exemple remarquable. Le projet NSS est un mouvement pour l’indépendance alimentaire et foncière en Afrique de l’Ouest mené par des paysannes, composé d’environ 800 associations communautaires établies au Sénégal, au Burkina Faso, au Mali, au Ghana, en Guinée-Bissau, en Guinée-Conakry et en Gambie. Le mouvement NSS défend l’agroécologie et les petites exploitations agricoles comme étant des piliers nécessaires au développement et à l’émancipation durables et harmonieux à long terme de l’Afrique [ 19 ]
La pratique traditionnelle de la conservation et de l’échange de semences indigènes est l’âme du projet NSS. C’est ainsi que les paysannes honorent leur riche patrimoine ancestral, préservent la biodiversité, offrent des aliments nutritifs à leurs communautés et assurent leur autonomie.
Au cœur de l’idéologie politique et de la praxis du projet NSS se trouve la conviction que les pratiques agricoles conventionnelles et industrielles et les cadres de propriété foncière commercialisés sont parmi les principales causes des défis sociaux, économiques et environnementaux auxquels sont confrontés les pays africains. Elles contribuent à la dégradation des terres, à la destruction de la biodiversité (semences, faune et flore) et, à terme, elles mettent en péril le bien-être des Africains par la production de denrées agricoles dangereux et nuisibles pour la santé. C’est pourquoi le projet NSS rejette explicitement les pesticides chimiques, les semences génétiquement modifiées, l’agro-industrie, ainsi que les cadres juridiques et de gouvernance qui les imposent au détriment des pratiques agricoles agroécologiques indigènes et des structures de propriété foncière collective.
En revanche, la philosophie du mouvement NSS est d’encourager une relation réciproque avec la terre et, plus généralement, la préservation des modes communautaires d’existence en harmonie avec soi-même, avec les autres et avec l’environnement. Le travail de NSS consiste à récolter et à distribuer des produits agricoles sains et à créer de façon dynamique des alternatives de consommation saine. Par exemple, pour contrer l’utilisation répandue de cubes de bouillon produits industriellement et contenant des additifs alimentaires artificiels qui servent à rehausser le goût, les membres du projet NSS dans le sud du Sénégal ont commencé à produire des additifs de goût naturel. [ 20 ] Les Sam Pak, comme on appelle les additifs de goût naturels produits par les femmes du projet grâce à un procédé complètement manuel et collectif, et à base de recettes traditionnelles sont devenus très populaires. Cela s’explique en grande partie par le fait que les membres du projet participent régulièrement à des émissions de radio, à des ateliers de formation et à des séances de dégustation pour présenter leur denrée, montrer comment l’utiliser et la fabriquer et, ce faisant, sensibiliser le public aux effets négatifs des bouillons cubes et des bouillons industriels sur la santé. Pour le mouvement NSS, la libération signifie l’exercice de l’autonomie sur les aliments que nous consommons et sur la façon dont ils sont produits.
L’écosystème créé par le NSS illustre la manière dont les communautés africaines forgent de manière décisive des réalités économiques libératrices et, par la même occasion, tracent des voies de sortie d’un système économique qui affaiblit et exploite notre corps, dégrade l’environnement et sape nos connaissances sur des modes de vie régénérateurs, collectifs et émancipateurs. Dans d’autres régions du continent, notamment en Afrique australe, différents mouvements et groupes se sont engagés dans des projets similaires, par exemple Ntinga Ntaba kaNdoda, un mouvement communautaire rural situé à Keiskammahoek, dans la province du Cap-Oriental (Afrique du Sud) et Rural Women’s Assembly, une coalition de femmes rurales d’Afrique australe qui s’organisent pour la défense de la terre, des semences et de l’environnement.
Au Brésil, l’utilisation de méthodes agricoles traditionnelles dans les communautés quilombola est un autre exemple pertinent de communautés africaines qui mènent une vie centrée sur la protection la terre comme un élément essentiel de la lutte pour la libération des Noirs. Avec près de 91 millions de citoyens d’ascendance africaine, le Brésil abrite la plus grande population noire en dehors de l’Afrique. L’histoire des Brésiliens d’ascendance africaine est celle d’un système d’esclavage brutal qui a permis le développement capitaliste par l’exploitation du corps noir et la dépossession des terres indigènes. Mais c’est également une histoire de résistance continue des Brésiliens noirs contre un système de capitalisme racial qui continue de se propager dans la société brésilienne contemporaine.
Les quilombos sont des colonies établies par des esclaves africains fugitifs aux XVIIème et XVIIIème siècles. Selon la Fundação Cultural Palmares, en 2008, plus de 3 500 communautés quilombola existaient au Brésil, et sont présentes dans pratiquement tous les États. [ 21 ] Pour leur ténacité et leur similitude historiques, les Quilombos sont considérés comme les repères historiques les plus permanents et les plus représentatifs de la résistance des esclaves africains au Brésil. [ 22 ] Ils constituent des réalités radicales d’une organisation sociale qui continue à revendiquer l’héritage et l’autonomie des Brésiliens noirs et afrodescendants au milieu du racisme structurel permanent observé dans la société brésilienne contemporaine.
Le collectivisme, le caractère sacré de la terre et la préservation du savoir traditionnel africain sont les valeurs au cœur des relations sociales des Quilombolas. La relation avec la terre est établie matériellement (en tant qu’intrant de production et base de l’approvisionnement des communautés) et spirituellement par la croyance selon laquelle la terre est une entité vivante transmise de génération en génération aux Quilombolas qui en sont les gardiens.
Cette idée de relation réciproque avec la terre incarne le lien ancestral que les Quilombolas entretiennent avec la terre occupée par les esclaves africains fugitifs. Le fait que la terre s’est librement donné aux Quilombolas, sur la base d’une relation de soutien réciproque, est au cœur de la manière dont les Quilombolas ont historiquement utilisé la terre pour assurer leur subsistance.
Le système agricole traditionnel des Quilombolas implique une variété de cultures et de pratiques complémentaires d’agroécologie et de préservation des connaissances indigènes. C’est ainsi que les Quilombolas ont rempli leur mandat ancestral de gardien de la terre. L’utilisation de moyens historiques et écologiques pour cultiver la terre, comme l’usage du feu pour fortifier le sol et lui permettre de se reposer entre les récoltes (roça de coivara), ainsi que la protection des semences et des cultures indigènes à l’aide de banques de semences, et l’organisation d’une foire annuelle d’échange de semences indigènes appelées Feira de Troca de Mudas e Sementes sont des pratiques qui caractérisent ce mode de production.
Au cœur du système agricole traditionnel quilombola, il y a un engagement à produire de manière à maintenir la vie, l’autonomie et la dignité de la communauté quilombola. Ainsi, le système agricole traditionnel quilombola est la matérialisation de la résistance des communautés quilombolas contre la dépossession et l’aliénation des Africains réduits en esclavage et de leurs descendants de la terre, du travail et des systèmes de connaissances traditionnelles. La survie de ces systèmes témoigne du succès du refus des communautés quilombola d’être absorbées par le mode de vie capitaliste, en particulier par les processus qui aboutissent à la commercialisation de la nature.
Bien des valeurs et principes fondamentaux inhérents au système agricole traditionnel quilombola sont présents dans les pratiques agricoles d’autres communautés africaines, afrodescendantes et noires à travers le monde. En Colombie, parmi les communautés afrodescendantes de la région de Tumaco, la finca tradicional (ferme traditionnelle) se traduit par l’organisation des membres de la communauté pour la production des cultures essentielles telles que les bananes, les arbres fruitiers, le café, les haricots et le bois. Comme dans le système agricole traditionnel quilombola, l’objectif premier est d’assurer la subsistance de la communauté élargie.Toutefois la vente de l’excédent en vue de l’achat d’autres biens et services que la communauté ne peut pas produire en interne (c’est-à-dire l’électricité, l’internet, les livres, les médicaments) est également une pratique courante à Tumaco et à Quilombo. [ 24 ]
La finca tradicional fait partie d’un système de production afro-colombien parce que les saisons de plantation et de récolte sont coordonnées avec d’autres activités économiques et s’articulent autour de celles-ci. Par exemple, le tonga est une pratique communautaire d’exploitation artisanale de l’or aux moments où les berges des rivières sont basses. Le tonga est enraciné dans la notion que les rivières et l’or sont des biens communs nécessitant la protection pour empêcher qu’un individu, un membre de la communauté ou un groupe ne procède à l’extraction de l’or de manière à mettre en péril la capacité de la terre à se rétablir ou la possibilité pour la personne suivante de bénéficier de ces biens communs. Tout le long de la rive, chaque famille établit une lignée et travaille dans la limite de celle-ci. Chaque lignée compte plusieurs membres de la même famille, généralement des personnes d’âges différents, et il est très fréquent de débuter dès l’âge de sept ans. La lignée creuse l’or, prépare le feu pour le barbecue et apprête les aliments.
Les rencontres coopératives sont une composante essentielle de la cuisine communautaire organisée par le Centro de Integração (CEM) dans le complexe des favelas de Penha, à Rio de Janeiro, au Brésil. En se réunissant quotidiennement pour s’occuper du jardin collectif, préparer et distribuer la nourriture, les femmes de la communauté de Serra da Misericórdia réaffirment leurs liens entre elles, avec leur communauté et avec la terre. Surtout en joignant leurs efforts pour résoudre les problèmes communautaires essentiels de malnutrition, de faim et de dépendance économique par le biais de pratiques agroécologiques urbaines, ces femmes recréent des possibilités d’émancipation.
Ana Santos, co-fondatrice du CEM, note qu’en remettant en cause la perception de la cuisine comme un lieu de soumission patriarcale et de dévalorisation du travail des femmes noires, la cuisine collective du CEM remodèle la cuisine comme lieu d’émancipation individuelle et collective des femmes noires. Pour elle, cette émancipation se matérialise dans la liberté des femmes à pourvoir à leurs communautés des aliments abordables, nutritifs et produits à travers des processus régénérateurs en relation avec le travail et la nature.
Le projet du CEM a également pour objectif de symboliser à nouveau la relation des Brésiliens noirs avec la terre à travers des initiatives d’éducation populaire visant à démocratiser la connaissance de la relation entre la dégradation de l’environnement et la marginalisation économique et sociale des favelas. En faisant la promotion de l’agroécologie et la défense de la Serra da Misericórdia, le dernier vestige de la forêt atlantique dans la ville de Rio de Janeiro, le CEM vise à remodeler la façon dont les Noirs vivant dans les favelas s’identifient à la terre. Ce projet permet de démontrer notamment comment le processus de revendication de leur dignité et de leur autonomie en tant que Brésiliens afrodescendants ne peut être dissocié d’un processus de restauration de relations réciproques et régénératrices avec la terre.
Parvenir à l’émancipation par le travail collectif
À Azzezzo, une ville rurale d’Éthiopie, les paysans s’organisent en structures collectives appelées wobbera, debo ou wonfel, qui se déplacent, au cours de l’année agricole, d’une ferme à l’autre pour faire le désherbage et la récolte. [ 25 ] Cette même pratique est au cœur du système agricole traditionnel quilombola, connu sous le nom de mutirão et qui consiste à faire appel aux membres de la communauté pour un travail collectif pendant la saison de plantation et de la récolte. En Colombie, on retrouve une pratique similaire sous le nom de minga. Dans le cadre de la finca tradicional afro-colombienne, la minga est employée dans des zones où la terre est utilisée de façon collective à des fins d’activités d’autosuffisance et de conservation durable des biens communs.
La minga et le mutirão n’ont pas été créés et ne sont pas exclusivement pratiqués par les communautés afrodescendantes du Brésil et de la Colombie. Ces deux pratiques proviennent des peuples indigènes de la Colombie et du Brésil, avec lesquels les peuples d’ascendance africaine sont entrés en contact lorsqu’ils ont été emmenés dans ces pays comme esclaves. Cela ne diminue pas pour autant le contenu libérateur de la minga et du mutirão. Au contraire, cela renforce le fait qu’en développant des stratégies de survie dans des contextes défavorables d’esclavage et de déplacement, les communautés afrodescendantes ont maintenu et développé des pratiques transmises par leurs ancêtres esclaves et ont intégré des aspects émancipateurs d’autres communautés qui résistaient également aux processus d’assujettissement, d’exclusion et de déplacement. [ 26 ]
La mano cambiada (main changée), une pratique connexe employée par les Colombiens d’ascendance africaine, consiste à rassembler des voisins pour la réalisation d’une tâche spécifique, telle que le débroussaillage, le désherbage, la préparation des terres, les semailles, la récolte, entreprendre les travaux de fondation d’une maison, afin d’aider un membre ou un groupe de la communauté. Dans cette pratique, la réciprocité est ainsi établie comme droit des membres de la communauté à bénéficier également de l’aide communautaire plus tard.
La mise en place de règles claires et d’attentes de réciprocité non monétaire est ce qui différencie le mutirão, la minga et la mano cambiada des autres formes de mobilisation à des fins de travail collectif. Par conséquent, les pratiques énumérées dans cette section sont des exemples de travail réciproque effectué collectivement. [ 27 ]
Le fait que cette forme d’organisation et de négociation de la main d’œuvre soit un aspect régulier de nombreuses réalités économiques des peuples africains, afrodescendants et noirs montre que la libération est profondément liée à l’organisation du travail dans le but de la promotion d’une répartition partagée du fardeau et des bénéfices de la production de la richesse sociale.
Expériences D’émancipation Économique Africaine
Les pratiques économiques des communautés africaines n’ont pas besoin d’être ancrées dans une politique ou une idéologie libératrice explicitement indiquée pour avoir un contenu émancipateur. Dans le contexte des relations sociales capitalistes mondialisées et hégémoniques, toutes les pratiques qui permettent aux peuples africains, afrodescendants et noirs de s’approprier un certain degré d’autonomie et d’autodétermination dans les limites des relations sociales capitalistes présentent un avantage radical. [ 28 ] Cette section explore certaines expériences d’émancipation économique africaine qui constituent des ressources vitales qui nous permettent d’imaginer et de tracer des voies vers des réalités économiques libératrices salutaires pour les peuples africains. [ 29 ]
L’épargne collective
En raison du déplacement des Africains du fait du colonialisme et de la violence néocoloniale, les communautés de la diaspora et du continent ont été poussées à créer et employer des stratégies pour faire face à des problèmes spécifiques au sein des communautés, tels que les difficultés d’accès au financement.
Les cercles d’épargne sont une pratique qui consiste à mettre de l’argent en commun en versant une somme déterminée chaque semaine ou chaque mois. Les membres du cercle reçoivent à tour de rôle les fonds mis en commun. Toutefois, on peut sauter un tour lorsqu’un membre a un besoin urgent exceptionnel tel qu’un décès ou un accident. Les associations funéraires ne sont qu’un type de cercles d’épargne rotatifs, ou bien des moyens qui permettent à des communautés dépourvues d’accès à des ressources monétaires substantielles mettent en commun leur argent pour le financer de leur existence quotidienne.
Ces pratiques d’entraide existent sur tout le continent africain et dans la diaspora sous différentes formes et appellations. En Angola, cette pratique est connue sous le nom de kixikila [ 30 ] Dans les communautés afro-colombiennes, elle est connue sous le nom de cadena (chaîne). Au Nigeria et dans d’autres régions de l’Afrique de l’Ouest, on l’appelle adashi. Au sein des communautés caribéennes du Royaume-Uni, on l’appelle « pardner » ou « susu ». Gamey’a, ekub, chiquitique et cuchubal sont les noms utilisés en Égypte, en Éthiopie, au Mozambique et au Guatemala.
Une caractéristique commune à toutes ces expressions est que les cercles d’épargne sont souvent dirigés ou exclusivement formés par des femmes. Informels, sans bureaucratie, sans intérêt, et basés sur des liens de confiance entre les participants, les cercles d’épargne sont considérés comme des solutions populaires qu’ont les Africains pour faire face aux obstacles financiers résultant de la faiblesse des salaires, du chômage, du coût, du crédit, de l’inflation tout en leur permettant également de financer des événements importants tels que les rentrées scolaires, les mariages, les naissances, les anniversaires, l’achat d’une maison, de meubles, entre autres choses et événements. L’aspect émancipateur des cercles d’épargne réside dans le fait qu’ils offrent aux femmes et aux communautés africaines, afrodescendantes et noires la possibilité d’accéder à des fonds qu’elles n’auraient pas été en mesure de rassembler individuellement ou qui seraient trop coûteux par le biais d’options basées sur le marché, telles que le crédit.
Les cercles d’épargne permettent également aux peuples africains d’établir des liens de confiance et de solidarité, en particulier dans des situations où ceux-ci ne sont pas naturellement présents, comme dans les milieux urbains, où les interactions entre les gens ont tendance à être passagères plutôt que durables, et dans des situations où les gens ne partagent pas une identité commune facilement identifiable. Les cercles d’épargne sont donc des exemples contemporains de pratiques émancipatrices volontaires basées sur la solidarité, l’entraide et l’effort collectif.
La reconquête des terres
Le fait de déposséder des communautés africaines, afrodescendantes et noires de leurs terres et, plus généralement, de leur priver d’accès aux biens communs, a favorisé la création d’expériences collectives dans e but de créer de nouvelles formes d’utilisation de la terre. Au Zimbabwe, en raison de l’héritage de la colonisation, des lois sur le déplacement et l’agriculture raciste, et de la mainmise croissante des entreprises sur les systèmes fonciers et alimentaires, de nombreux citoyens en milieu urbain n’ont pas les moyens de se nourrir ou de produire leur propre nourriture. Dans cette situation, de nombreux Zimbabwéens se sont tournés vers la guerilla gardening, «le jardinage de guérilla», une pratique qui consiste à occuper de petits espaces de terrain pour la production de denrées consommées par les familles et vendues à la communauté. [ 31 ] La pratique s’est intensifiée pendant la pandémie de COVID-19, alors que les Zimbabwéens essayaient de faire face à la détérioration des conditions économiques exacerbée par les confinements. [ 32 ] Au-delà de la survie, le jardinage de guérilla est une pratique économique émancipatrice parce qu’il renforce la confiance dans les systèmes économiques de production communautaire plutôt que dans les sociétés multinationales, ce qui permet de garder l’argent au sein des communautés.
Il existe d’autres initiatives novatrices. Au Royaume-Uni, the Ubele initiative, une entreprise sociale intergénérationnelle dirigée par la diaspora africaine et fondée dans le but de faciliter l’édification plus durable de communautés africaines, afrodescendantes et noires à travers le pays, s’est lancée dans l’achat de parts communautaires pour soutenir l’entretien des infrastructures collectives. Ces efforts constituent la réponse à l’exclusion des Noirs des zones urbaines en raison de l’expansion de la classe bourgeoise.
Aux États-Unis, les fiducies foncières communautaires (FFC) constituent d’excellents exemples d’égalisation des régimes de propriété foncière et de garantie de l’accessibilité durable au logement en faveur des communautés afro-américaines. [ 33 ] Il existe actuellement 225 à 280 fiducies foncières communautaires aux États-Unis, qui regroupent environ 15 000 logements en propriété immobilière et 20 000 logements locatifs. [ 34 ] Malgré la difficulté à trouver des statistiques spécialisées sur le nombre de fiducies foncières communautaires noires, ces fiducies foncières communautaires ont incontestablement joué un rôle essentiel au sein des populations noires et d’autres communautés marginalisées aux États-Unis. Elles ont empêché leur déplacement en raison de la spéculation foncière et de l’expansion de la classe bourgeoise, et leur ont également permis de s’impliquer directement dans la prise des décisions communautaires et à participer au contrôle des infrastructures communautaires. C’est justement ce qui fait le potentiel libérateur des fiducies foncières communautaires.
Le renforcement de l’autonomie des travailleurs
Les relations sociales capitalistes sont définies par la soumission du travail au capital et la notion des échanges de marché basés sur la valeur. Dans le monde entier, les peuples africains, afrodescendants et noirs ont été les premiers à essayer de remettre en cause ces réalités d’exploitation et à redéfinir ces réalités, notamment en expérimentant diverses formes de revendication de leur pouvoir sur leur force de travail.
Le vaste réseau de coopératives de travailleurs noirs aux États-Unis en est un exemple éloquent. Une caractéristique majeure de l’entreprise coopérative est que la propriété appartient collectivement aux travailleurs ou aux personnes qui utilisent ses services. En général, comme l’a écrit Jessica Gordon Nembhard, les coopératives sont formées « pour satisfaire un besoin économique ou social, pour fournir un bien ou un service de qualité (que le marché ne fournit pas de manière adéquate) à un prix abordable, ou pour créer une structure économique permettant de produire les biens nécessaires ou de faciliter une distribution plus équitable ». En d’autres termes, la recherche du profit n’est pas la finalité de l’expérience coopérative.
Les coopératives de travailleurs noirs sont aussi variées que les besoins qu’elles visent à satisfaire. Rien qu’à New York, les exemples sont multiples. Brooklyn Packers est une coopérative de livraison de produits alimentaires qui offre des aliments biologiques frais aux communautés en difficulté. Green Workers Cooperatives, basée dans le Bronx, sert les immigrants et les communautés de couleur en créant des entreprises vertes appartenant aux travailleurs. Woke Foods est une coopérative qui s’occupe de la production d’aliments novateurs à partir de recettes afro-caribéennes et dominicaines.
Un autre exemple est celui de Cooperation Jackson, basé dans le Mississippi, qui se définit elle-même comme un « réseau émergent de coopératives de travailleurs [dont le but est] de créer une série d’institutions démocratiques indépendantes, mais interconnectées pour l’émancipation des travailleurs et des résidents de Jackson, en particulier pour satisfaire les besoins des résidents pauvres, sans emploi, noirs ou latino-américains ». La Cooperation Jackson assure la coordination de la production afin de réaliser l’autodétermination, l’autosuffisance, le respect de soi et l’autogouvernance de la communauté. [ 35 ] De par son caractère international quant à ses valeurs et pratiques anticapitalistes, la Cooperation Jackson pratique une politique de dualité de pouvoir, en d’autres termes, une politique d’établissement de la démocratie économique qui coexiste avec et défie les structures capitalistes de pouvoir dans le processus de transition. De par son caractère international quant à ses valeurs et pratiques anticapitalistes, la Cooperation Jackson pratique une politique de dualité de pouvoir, en d’autres termes, une politique d’établissement de la démocratie économique qui coexiste avec et défie les structures capitalistes de pouvoir dans le processus de transition. [ 36 ]
Il est important de noter que toutes les coopératives de travailleurs n’épousent pas une politique révolutionnaire. En effet, comme le note United States’ Black Socialists Association, (l’Association des socialistes noirs des États-Unis), « aux États-Unis la plupart des coopératives des travailleurs ne sont pas intrinsèquement anticapitalistes dans leurs relations extérieures (leur rapport avec le reste de la société et le monde), et beaucoup d’entre elles ne se sont pas engagées radicalement à optimiser la démocratie et à réduire l’inégalité dans leurs relations internes (s’assurer que leurs propres institutions soient véritablement attachées aux valeurs socialistes au profit des travailleurs».
Dans son interview dans le cadre de cette recherche, Dr Stacey Sutton a noté que, dans de nombreux cas, les travailleurs-propriétaires deviennent un genre unique de capitalistes, en concurrence avec d’autres entreprises pour le contrôle des marchés et, par conséquent, en quête d’une plus grande accumulation. Néanmoins, en principe et en pratique, les coopératives des travailleurs peuvent faire partie du cheminement vers des réalités émancipatrices. Elles démontrent qu’il est possible de bouleverser le principe fondamental du capitalisme, qui consiste à subordonner le travail au capital, en produisant principalement pour satisfaire les besoins sociaux plutôt que pour accumuler des richesses individuelles.
Libération Économique En Tant Que Processus Politiques Collectif D’Autodétermination
La richesse des pratiques, systèmes et structures économiques libérateurs présentés dans ce document est la preuve qu’un monde transcendant le capitalisme est non seulement possible, mais qu’il est une réalité vécue par de nombreuses communautés africaines, afrodescendantes et noires dans le monde. Bien que les pratiques étudiées varient considérablement dans leurs manifestations, leurs histoires et leurs contenus libérateurs, leur analyse conjointe offre des perspectives utiles pour définir une politique préfigurant la résistance anticapitaliste. De cette analyse, il se dégage trois observations.
Premièrement, la libération économique ne doit pas être simplement définie comme un idéal ou un processus macroéconomique de transformation des relations de pouvoir à l’échelle de la société. Elle constitue plutôt un écosystème de pratiques quotidiennes qui privilégient la satisfaction des besoins de la communauté par des moyens collectifs, régénérateurs et écologiques de production et d’entraide. Dans ce sens, une praxis économique libératrice significative est enracinée dans des relations sociales qui démocratisent le pouvoir économique et bouleversent les structures et processus d’oppression, d’exploitation et d’inégalité.
Deuxièmement, la libération économique est un processus politique collectif d’autodétermination. D’une part, cela implique que la pratique émancipatrice est informée (ou du moins y est rattachée) par des idéologies politiques libératrices ancrées dans l’histoire, pertinentes aujourd’hui et tournées vers l’avenir. Les pratiques économiques libératrices s’inscrivent dans une gamme de rébellions et de révolutions, par lesquelles les communautés soit bouleversent certains aspects fondamentaux du capitalisme, soit préconisent des propositions radicales pour le renverser.[ 37 ] Dans cette perspective, il devient clair qu’il n’existe pas de libération économique sans considération idéologique.
L’autre implication est que la libération économique ne peut être forgée tout simplement par une seule pratique. Au mieux, les pratiques individuelles offrent une vision précieuse des voies possibles vers la libération, et peuvent donc inspirer une action politique transformatrice. Ces points sont particulièrement importants pour réfuter les conceptions néolibérales de la libération économique qui reposent sur des processus d’accumulation de richesses individualisés, compétitifs et fondés sur l’exploitation.
Enfin, la libération économique est inextricablement liée à la récupération et à l’affirmation délibérée des systèmes de connaissances et des pratiques autochtones, tout en forgeant de nouveaux modes de vie répondant aux défis contemporains. Les féministes africaines font preuve de clairvoyance en affirmant que leur lutte est un processus de « création de nouvelles identités pour les femmes africaines, des identités de citoyennes à part entière, libérées de l’oppression patriarcale, avec des droits d’accès, de propriété et de contrôle sur les ressources et leur propre corps, tout en utilisant les aspects positifs de nos cultures de manière libératrice et exaltante ». [ 38 ]
« Nous devons trouver quelque chose de différent qui n’a pas l’obsession de rattraper l’Europe », exhortait Fanon. [ 39 ] C’est donc dans ce processus dialectique de l’ancien et du nouveau, du regard intérieur et du regard extérieur, de la résistance et de la rébellion, que la libération (économique) prend forme. La valeur intrinsèque des pratiques économiques libératrices africaines présentées dans ce dossier réside dans le fait qu’elles nous offrent différents points de départ : notre relation les uns avec les autres, notre relation avec notre environnement, et les façons dont nous nous assistons et prenons soin les uns des autres dans le processus de notre auto-transformation et de la transformation de nos mondes.
À Propos De L’auteure
Âurea Mouzinho est une économiste politique et une organisatrice féministe de Luanda, en Angola. Son travail se situe à l’intersection de la recherche, de la création de mouvements et du plaidoyer dans le but de s’attaquer aux causes profondes des inégalités économiques et d’explorer les voies potentielles de changement. Elle s’est penchée sur les relations de travail dans l’économie informelle urbaine angolaise, l’impact de la militarisation et de l’extractivisme sur la violence à l’égard des femmes au Mozambique, et les défis de l’organisation féministe en Angola. Âurea a entrepris cette recherche principalement en tant qu’une apprenante désireuse d’approfondir sa connaissance de la politique et des pratiques révolutionnaires africaines en matière d’économie et de se connecter aux Africains, aux Noirs et aux personnes d’ascendance africaine qui mènent ces luttes dans le monde entier.
Bibliographie
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- Je remercie Sofia Garzón Valencia, économiste noire afro-colombienne et coordinateur de l’observatoire de la violence basée sur le genre, Vigia Afro, pour les informations et les idées partagées sur les pratiques et les systèmes économiques afro-colombiens. Le “turno de dieta” se produit également quand une femme fait une fausse couche, bien qu’il dure moins de jours.
- Mes remerciements à Nonhlanhla Makuyana, éducatrice, créatrice, organisatrice économique et cofondatrice de Decolonising Economics «la décolonisation économique » pour ses informations et ses idées fondamentales sur les pratiques économiques libératrices des Noirs au Royaume-Uni ainsi que des communautés au Zimbabwe et en Afrique du Sud.
- Dans ce cas, et tout au long de ce document, chaque fois qu’il est question de pratiques ou de systèmes économiques, le terme « africain » est employé dans le sens panafricaniste, englobant les peuples noirs, afrodescendants et africains qui sont liés au continent par leur souche, indépendamment de leur citoyenneté ou de leur lieu géographique.
- Ma gratitude envers Dr Stacey Sutton pour la définition qu’elle a donnée au sujet des écosystèmes libérateurs lors de notre entretien pour ce dossier.
- Ces sept derniers pays ont été pris en en bloc pour la raison que les exemples cités n’ont pas un caractère national, mais plutôt montrent ce qui se fait au niveau du mouvement Nous Sommes La Solution (We Are the Solution), un mouvement de femmes rurales pour l’indépendance alimentaire.
- Hossein, C.S., 2019. A Black Epistemology for the Social and Solidarity Economy: The Black Social Economy. The Review of Black Political Economy, 46(3), 209-229.
- J. K. Gibson-Graham. 2006 A Postcapitalist Politics. University of Minnesota Press. p. 54.
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- Gibson-Graham, J.K. and Miller, E., 2015. Economy as ecological livelihood. Manifesto for Living in the Anthropocene, pp.7-16
- Ibid, p.7
- Caffentzis, G. and Federici, S., 2014. Commons against and beyond capitalism. Community Development Journal, 49 (suppl_1), pp.i92-i105
- Rodney, W., 2012. How Europe underdeveloped Africa. Pambazuka Press. pp. 254
- Pour paraphraser Vincent Harding, Robert Hill et William Strickland dans leur introduction de 1891 à l’ouvrage de Walter Rodney intitulé How Europe Underdeveloped Africa, p.xxviii.
- Nembhard, J.G., 2014. Collective courage: A history of African American cooperative economic thought and practice. Penn State Press. pp. 31-47
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- Shivji, I. 2021. Pan-Africanism and the Unfinished Tasks of Liberation and Social Emancipation: Taking Stock of 50 Years of African Independence. Disponible sur: https://www.theelephant.info/long-reads/2021/06/26/pan-africanism-and-the-unfinished-tasks-of-liberation-and-social-emancipation-taking-stock-of-50-years-of-african-independence/ ((consulté le 5 juillet 2021)
- Ibid
- L’ouvrage magistral de Walter Rodney, How Europe underdeveloped Africa « Et l’Europe sous-développa l’Afrique, » reste au cœur de cette interprétation.
- Organic Without Boundaries. 2018. Interview with Mariama Sonko: Raising the Voice of Women Farmers in West Africa! Disponible sur: https://www.organicwithoutboundaries.bio/2018/08/10/raising-women-farmers-africa/ (Consulté le 5 juillet 2021)
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- Fundação Cultural Palmares. 2008 Quilombos ainda existem no Brasil. Disponible sur: http://www.palmares.gov.br/?p=3041(Consulté le 5 juillet 2021))
- Luiz, V. 2013. O Quilombo Ivaporunduva e o Enunciado das Gerações. Editora Pedro João. p.19
- Ivaporunduva est une communauté quilombola située à l’intérieur de l’État de São Paulo, s’étendant vers l’est depuis la lisière du fleuve Iguape jusqu’au cœur de la forêt atlantique dans la vallée de Ribeira.
- Au cours de leurs entretiens dans le cadre de ce dossier, Laudessandro Marinho et Sofia Garzón ont noté que c’était le cas pour le système agricole traditionnel quilombola et la finca tradicional.
- Askew. K. Inconnu. The ‘Wobbera’, ‘Senbete’ and ‘Ekub’ live on in Ethiopian town. Disponible sur: https://stories.coop/stories/the-wobbera-senbete-and-ekub-live-on-in-ethiopian-town/ (Consulté le 5 juillet 2021)
- Nos remerciements à Laudessandro Marinho pour cet éclairage.
- Gibson, K., 2020. Travail réciproque effectué collectivement : Lecture pour la possibilité. Dans The handbook of diverse economies. Edward Elgar Publishing, pp.170-178
- Nos remerciements à Luam Kidane (Directrice régionale, Thousand Currents), Zahra Dalilah (Responsable Africa Diaspora Partnerships, Thousand Currents) ainsi que l’interviewée, Fatimah Kelleher, pour cette observation.
- Bien que présentées comme des expériences, ces pratiques ne sont pas nécessairement à leur phase émergente ou transitoires et ne sont pas en quelque sorte moins légitimes que celles de la section précédente. Comme nous le verrons dans cette section, toutes les pratiques ne sont nouvelles. Certaines remontent à une longue histoire de résistance des peuples africains, des afrodescendants et noirs vis-à-vis des déplacements suscités par le colonialisme, l’esclavage et le capitalisme racial.
- Santos, O. 2011. Mamãs quitandeiras, kínguilas e zungueiras: trajectórias femininas e quotidiano de comerciantes de rua em Luanda. Disponible sur: http://www.xinhuanet.com/english/2020-08/26/c_139319810.htm (Consulté le 5 juillet 2020)
- Nos remerciements à Laudessandro Marinho pour cet aperçu.
- XINHUANET. 2020. Feature: Home gardens bloom under lockdown in Zimbabwe township despite limited space. Disponible sur: http://www.xinhuanet.com/english/2020-08/26/c_139319810.htm (consulté le 5 juillet 2021)
- Roseland, M & Boone, C. 2020. Community land trusts could help heal segregated cities. Disponible sur: https://theconversation.com/community-land-trusts-could-help-heal-segregated-cities-144708 (Consulté le 5 juillet 2021)
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- Black Socialists US. 2021 Dual Power Map. Disponible sur: https://blacksocialists.us/dual-power-map (Accessed 5 July 2021)
- Nos remerciements à Fatimah Kelleher pour ces informations fournies lors de notre entretien dans le cadre de cette recherche.
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- Fanon, F., 1963. The wretched of the earth. Grove Press.. pp.252-255